Gestion des dettes et obligations fiscales dans le régime de séparation de biens

Le régime de la séparation de biens est souvent perçu comme le symbole de l'indépendance patrimoniale entre époux. Chacun gère ses biens, chacun assume ses dettes : une clarté qui séduit de nombreux couples, notamment les entrepreneurs soucieux de protéger leur conjoint des aléas de leur activité professionnelle. Pourtant, la réalité juridique est plus complexe. La vie commune, les projets partagés et les obligations légales créent inévitablement des liens financiers qui brouillent cette séparation théorique. Une mauvaise compréhension de ces interactions peut transformer une indépendance voulue en une source de litiges, particulièrement lors d'une séparation. Cet article s'inscrit dans le prolongement de notre analyse sur la composition des patrimoines en séparation de biens pour aborder spécifiquement la question cruciale de la gestion des dettes.

Introduction aux dettes en régime de séparation de biens

Le principe de la séparation des passifs

Le fondement du régime de la séparation de biens est posé par l'article 1536 du Code civil. Cet article dispose que chaque époux conserve non seulement l'administration et la jouissance de ses biens personnels, mais aussi qu'il "reste seul tenu des dettes nées en sa personne, avant ou pendant le mariage". Ce principe de séparation des passifs implique qu'un créancier ne peut, en théorie, poursuivre le paiement de sa créance que contre l'époux qui a personnellement contracté la dette. Le patrimoine de l'autre conjoint est, par défaut, à l'abri des poursuites. Cette règle s'applique quelle que soit la nature de la dette, qu'elle soit contractuelle, délictuelle ou légale, et qu'elle soit née avant ou après la célébration du mariage.

Les tempéraments légaux et conventionnels

Cette indépendance passive n'est cependant pas absolue. La loi et la pratique ont instauré plusieurs exceptions importantes qui créent des obligations communes ou solidaires entre les époux. Le tempérament légal le plus significatif est celui prévu par l'article 220 du Code civil, qui instaure une solidarité pour les dettes ménagères. Celles-ci concernent l'entretien du ménage et l'éducation des enfants. Ainsi, même en séparation de biens, un créancier qui a fourni un bien ou un service pour les besoins de la vie courante de la famille peut se retourner contre l'un ou l'autre des époux pour obtenir le paiement de la totalité de sa créance. D'autres exceptions découlent de la volonté des époux eux-mêmes. L'ouverture d'un compte bancaire joint, par exemple, emporte généralement une solidarité passive pour le solde débiteur. De même, un époux peut se porter caution pour une dette de son conjoint ou s'engager en qualité de co-emprunteur, créant ainsi une obligation solidaire qui déroge au principe de séparation.

Les dettes entre époux

Sources des dettes (contractuelles, quasi-contractuelles, délictuelles, action récursoire)

La vie commune génère de multiples flux financiers entre les époux, qui peuvent donner naissance à des créances de l'un sur l'autre. Ces dettes peuvent avoir plusieurs origines. Elles sont souvent contractuelles, comme dans le cas d'un prêt d'argent formalisé ou non entre les conjoints. Elles peuvent aussi être quasi-contractuelles, par exemple lorsqu'un époux gère les biens de l'autre sans mandat formel (gestion d'affaires) ou finance des travaux sur un bien personnel de son conjoint, entraînant un enrichissement injustifié. L'origine peut également être délictuelle ou quasi-délictuelle si l'un des époux cause un dommage au patrimoine de l'autre. Enfin, une créance peut naître d'une action récursoire. C'est le cas lorsqu'un époux a payé une dette qui incombait solidairement ou conjointement au couple (comme l'impôt sur le revenu) pour une part supérieure à ce qu'il devait personnellement assumer. Il dispose alors d'un recours contre son conjoint pour la part excédentaire.

Régime de recouvrement et prescription des dettes entre époux

Contrairement aux récompenses dans un régime communautaire, qui ne sont calculées qu'à la dissolution du régime, une créance entre époux séparés de biens est en principe exigible à tout moment. Un époux créancier n'est pas tenu d'attendre la dissolution du mariage pour réclamer le remboursement de sa dette, sauf si une convention entre eux en dispose autrement. Cependant, une règle fondamentale protège les relations conjugales : la prescription ne court pas entre époux pendant la durée du mariage. Cette suspension, prévue à l'article 2236 du Code civil, signifie que le délai pour agir en recouvrement ne commence à courir qu'à compter de la date à laquelle le jugement de divorce devient définitif. À partir de ce moment, le créancier dispose en général d'un délai de cinq ans pour faire valoir ses droits.

Le traitement des intérêts sur les créances

Le régime des intérêts sur les créances entre époux est encadré par l'article 1543 du Code civil, qui renvoie à l'article 1479. En principe, ces créances ne produisent des intérêts qu'à compter "du jour de la sommation", c'est-à-dire d'une mise en demeure formelle de payer adressée par l'époux créancier à l'époux débiteur. Une exception notable existe pour les créances qui font l'objet d'une réévaluation, notamment lorsqu'elles ont servi à acquérir ou améliorer un bien. Dans ce cas, les intérêts ne courent qu'à compter du jour de la liquidation, c'est-à-dire lorsque leur montant est définitivement arrêté, soit par accord, soit par décision de justice.

Les dettes des époux envers les tiers

Les dettes strictement personnelles à chaque époux (nature, dettes afférentes à un bien propre)

Conformément au principe de séparation des passifs, la majorité des dettes contractées envers des tiers sont strictement personnelles. Cela signifie que seul l'époux qui s'est engagé est tenu de les rembourser, et que les créanciers ne peuvent saisir que les biens personnels de cet époux. Sont considérées comme personnelles les dettes contractées par un époux seul, que ce soit avant ou pendant le mariage, pour ses besoins propres ou pour son activité professionnelle. Par exemple, un emprunt souscrit par un époux pour financer son entreprise n'engage que lui. De la même manière, les dettes afférentes à un bien propre, comme les charges de copropriété ou les impôts fonciers relatifs à un appartement personnel, incombent exclusivement à l'époux propriétaire. La gestion de ces dettes personnelles peut s'avérer complexe en cas de difficultés financières, et il est important de noter que les situations de surendettement obéissent à des règles spécifiques, notamment en cas de divorce concomitant à des procédures d'insolvabilité.

Les dettes contractées dans le cadre d'un mandat ou d'une gestion d'affaires

L'indépendance patrimoniale n'empêche pas la collaboration. Un époux peut agir pour le compte de l'autre en vertu d'un mandat. Si un époux donne mandat à son conjoint pour accomplir un acte (par exemple, commander des travaux sur un bien propre du mandant), la dette qui en résulte est une dette personnelle de l'époux mandant. Le conjoint mandataire n'est qu'un simple représentant. La preuve du mandat doit être rapportée par le tiers créancier. Toutefois, l'article 1540 du Code civil facilite cette preuve en instaurant une présomption de mandat tacite pour l'administration des biens personnels d'un époux par l'autre. À défaut de mandat, si un époux a géré utilement les affaires de son conjoint à l'insu de ce dernier, les règles de la gestion d'affaires s'appliquent et les dettes contractées engagent l'époux dont les biens ont été gérés.

Les dettes solidaires des époux

La solidarité conventionnelle (engagement solidaire, compte joint)

La solidarité n'est jamais présumée en matière civile ; elle doit résulter de la loi ou d'une convention. Les époux peuvent donc décider de s'engager solidairement. C'est le cas lorsqu'ils signent ensemble un contrat de prêt en qualité de co-emprunteurs solidaires. Chaque époux est alors tenu de rembourser la totalité de la dette, le créancier pouvant se retourner indifféremment contre l'un ou l'autre. L'ouverture d'un compte joint est une autre source fréquente de solidarité conventionnelle. Les conventions d'ouverture de compte prévoient quasi systématiquement une clause de solidarité passive. En cas de découvert, la banque peut réclamer la totalité du solde débiteur à n'importe lequel des cotitulaires, même si un seul d'entre eux est à l'origine des dépenses.

La solidarité légale (dettes ménagères, cotisations sociales, dettes fiscales)

La loi impose une solidarité entre époux pour certaines dettes jugées essentielles à la vie familiale. La plus connue est la solidarité pour les dettes ménagères (article 220 du Code civil), qui vise les dépenses engagées pour l'entretien du ménage (loyer, assurances, factures d'énergie, frais de nourriture) et l'éducation des enfants (frais de scolarité, de cantine). Cette solidarité s'applique même en régime de séparation de biens. Elle est cependant exclue pour les dépenses "manifestement excessives" et pour certains emprunts. La jurisprudence a également étendu cette solidarité à d'autres domaines. Par exemple, les cotisations sociales dues par un travailleur indépendant au titre de son assurance maladie ou vieillesse sont considérées comme des dettes ménagères, engageant solidairement son conjoint. Enfin, une solidarité importante existe en matière fiscale.

Particularités des dettes fiscales (impôt sur le revenu, redressement fiscal)

L'article 1691 bis du Code général des impôts établit une solidarité entre époux pour le paiement de l'impôt sur le revenu. L'administration fiscale peut donc réclamer la totalité de l'impôt dû par le foyer à l'un ou l'autre des conjoints. Cependant, cette solidarité ne joue que dans les rapports avec le Trésor public. Dans leurs rapports entre eux, les époux doivent contribuer à la dette fiscale au prorata de leurs revenus respectifs. Si un époux paie plus que sa part, il dispose d'un recours contre l'autre. Il est important de noter que la jurisprudence considère que l'impôt sur le revenu n'est pas une charge du mariage. Par conséquent, une clause du contrat de mariage stipulant que chaque époux est réputé avoir acquitté sa part des charges du mariage ne peut faire échec à ce recours. Cette distinction est particulièrement pertinente en cas de redressement fiscal. Si le redressement porte sur les revenus d'un seul époux, celui-ci doit en assumer seul la charge définitive dans les rapports entre conjoints, même si l'administration peut en réclamer le paiement à l'autre en vertu de la solidarité.

Les dettes conjointes des époux

Principe général et condition d'engagement personnel

Il faut distinguer la dette solidaire de la dette conjointe. En l'absence de solidarité stipulée ou légale, lorsque les époux s'engagent ensemble, l'obligation est en principe conjointe. Cela signifie que chaque époux n'est tenu que de sa part dans la dette. Le créancier doit alors diviser ses poursuites et ne peut réclamer à chacun que la moitié (ou toute autre proportion prévue) de la créance. Pour qu'une dette soit qualifiée de conjointe, il faut que les deux époux se soient personnellement engagés envers le créancier. La simple signature d'un époux sur un document établi au nom de l'autre ne suffit pas toujours à prouver son intention de s'obliger personnellement. Les juges examinent au cas par cas si la volonté de s'engager est clairement établie.

Exemples pratiques de dettes conjointes

Les dettes conjointes se rencontrent fréquemment dans la gestion d'un patrimoine indivis. Par exemple, les dettes contractées pour l'entretien, la réparation ou l'amélioration d'un bien immobilier appartenant en indivision aux deux époux sont des dettes conjointes. Chacun doit y contribuer à hauteur de sa quote-part dans l'indivision. De même, les frais liés à l'établissement du contrat de mariage sont considérés comme une dette souscrite dans l'intérêt commun des époux, et donc une dette conjointe.

Prévenir les litiges relatifs aux dettes en séparation de biens

La complexité des règles applicables au passif dans le régime de séparation de biens démontre l'importance d'une gestion rigoureuse et anticipée. Pour éviter les contentieux, plusieurs précautions peuvent être prises. La tenue de comptes clairs, distinguant les dépenses personnelles des dépenses communes, est fondamentale. Il est également conseillé de conserver précieusement les preuves de propriété (factures, actes notariés) pour éviter l'application de la présomption d'indivision. Lorsqu'un époux prête de l'argent à l'autre, la rédaction d'une reconnaissance de dette est fortement recommandée pour clarifier la nature de l'opération et éviter qu'elle ne soit requalifiée en donation ou en contribution aux charges du mariage. Enfin, une discussion approfondie avec un notaire lors de la rédaction du contrat de mariage permet d'adapter les clauses relatives à la contribution aux charges du mariage et d'anticiper les difficultés. La gestion des dettes et des créances entre époux devient un enjeu majeur en cas de rupture. L'assistance d'un avocat en matière de divorce est alors indispensable pour auditer la situation patrimoniale, faire valoir vos droits et négocier un partage équilibré.

Sources